L’art du Moyen Âge et les causes de sa décadence est un article paru dans la Revue des Deux Mondes du 1er juillet 1862, au moment de la découverte de l’Album de Villard de Honnecourt, maître d’œuvre du XIIIe siècle, dont on retrouva le Carnet de notes, premier et seul témoignage écrit à propos des savoir-faire de l’art architectural gothique. L’essai d’Ernest Renan est un de ces joyaux intellectuels qui nous invite à une réflexion profonde sur l’évolution esthétique. Renan, figure majeure de la pensée française du XIXe siècle, y explore avec une perspicacité rare la trajectoire de l’art médiéval, en particulier le style gothique, et s’interroge sur les raisons de sa prétendue décadence. Loin d’attribuer ce déclin à l’avènement de la Renaissance, il en cherche les racines au cœur même de la logique formelle et expressive du Moyen Âge. C’est une analyse qui défie les idées reçues, soulignant une « fatalité française » dans cette évolution et mettant en lumière le rôle prépondérant de l’Antiquité et du goût classique italien pour la pérennité de la beauté.
L’apogée et les racines françaises de l’architecture médiévale
Ernest Renan pose les bases de son argumentation en affirmant l’origine strictement française de l’architecture ogivale, ce style qui allait devenir emblématique du Moyen Âge. Vers 1150, cette nouvelle forme architecturale émerge non pas comme une rupture, mais comme l’épanouissement naturel et logique du style roman. C’est dans l’Île-de-France, berceau de la monarchie capétienne, que cette révolution constructive prend son essor, caractérisée par la voûte d’ogives, les arcs-boutants et les grandes rosaces, éléments qui permettaient d’élever les murs à des hauteurs vertigineuses et d’ouvrir de vastes baies pour laisser entrer la lumière. Renan voit dans cette évolution une progression intrinsèque, où chaque innovation répondait à une nécessité structurelle et esthétique, culminant dans une expression architecturale d’une complexité et d’une audace sans précédent. Le génie des bâtisseurs médiévaux, à l’image de figures comme Villard de Honnecourt, dont les carnets témoignent d’une maîtrise technique et d’une curiosité intellectuelle remarquables, est célébré par Renan. Ces architectes, ingénieurs et artistes ont su transformer la pierre en un langage spirituel et monumental. La perfection de la forme, recherchée par ces maîtres d’œuvre, était cependant subordonnée à l’expression d’une spiritualité ardente, une caractéristique qui, selon Renan, allait paradoxalement semer les graines de la décadence.
L’éclosion du style gothique et son ancrage territorial
Le style gothique n’est pas né ex nihilo ; il est le fruit d’une lente maturation des techniques et des idées développées pendant la période romane. L’architecture ogivale, que Renan identifie comme le cœur du gothique, est avant tout une solution technique permettant de mieux répartir les poussées des voûtes, libérant ainsi les murs de leur fonction porteuse et ouvrant la voie aux grandes surfaces vitrées. Cette innovation majeure, née dans un contexte de bouillonnement intellectuel et religieux, a permis la construction de cathédrales toujours plus hautes, plus lumineuses, et plus complexes, comme Saint-Denis ou Notre-Dame de Paris. Renan insiste sur le fait que cette efflorescence est profondément ancrée dans le territoire français, en particulier en Île-de-France, et qu’elle représente l’expression la plus pure du génie constructif de l’époque. Cependant, cette quête incessante de l’expression, de la virtuosité technique et du dépassement des limites structurelles, a pu, selon Renan, conduire à une forme d’exagération. Alors que le style roman privilégiait une certaine sobriété et une harmonie des volumes, le gothique tardif, en poussant à l’extrême la finesse des colonnes, la complexité des nervures et la profusion des ornements, risquait de sacrifier la beauté à la seule démonstration de force. Cette surenchère de détails et de prouesses techniques est perçue par Renan comme un signe avant-coureur de la décadence, où le « beau » cède la place à un « tour de force » stérile. La pureté des lignes et l’harmonie des proportions, chères à l’Antiquité et redécouvertes par la Renaissance, étaient progressivement éclipsées par une profusion d’ornements et une complexité structurelle qui, au lieu de servir la beauté, la submergeaient. Pour lui, le génie français, si admirable dans l’invention de l’architecture ogivale, se serait ensuite perdu dans cette quête sans fin de l’expression, oubliant les principes fondamentaux du « goût » classique. Tandis que l’Italie, attachant un sens au mot de gloire, chérissait ses « vieilles écoles » (elle n’effaça jamais un Giotto) et assurait à chaque chef-d’œuvre « un nom, une date, une légende », la France a « toujours eu le tort de détruire quand elle a voulu bâtir », faisant table rase. Ainsi, les noms de nos architectes des XIIe et XIIIe siècles (Robert de Luzarches, Pierre de Montereau) n’ont échappé à l’oubli que « par le hasard qui les a fait figurer sur d’insipides registres de dépenses ». La supériorité de l’Italie tient à des causes profondes : elle seule considérait l’art comme « la réalisation du beau », ce qui l’empêcha de sacrifier les œuvres du passé. Le «génie» italien résidait dans sa capacité à fusionner l’innovation avec la tradition, à créer du nouveau sans jamais renoncer aux principes intemporels de la beauté et de l’harmonie. Renan suggère ainsi que la Renaissance n’est pas la cause de la décadence du gothique, mais plutôt la solution à son impasse, un retour salvateur aux sources de la beauté classique. Cette distinction est cruciale pour comprendre la vision de Renan, qui voit dans l’art une manifestation des forces profondes d’une civilisation. Cette analyse, empreinte de rigueur et d’une véritable sensibilité au « classique », nous invite donc à une réflexion intemporelle sur les cycles de la création et de la décadence, et sur la manière dont les civilisations forgent leur propre destin esthétique. Elle est une méditation subtile sur les conditions de la pérennité esthétique.
N. B. – Pour ceux qui s’intéressent à ce sujet, nous renvoyons également à Ceci tuera cela second chapitre du livre V de Notre-Dame de Paris de Victor Hugo.
