L’histoire regorge de récits fascinants, mais peu captivent l’imagination autant que celui de l’Ordre du Temple. Dans la constellation des rééditions savantes qui éclairent les ombres du Moyen Âge, Les Templiers de Jules Michelet, publié par les éditions Manucius, émerge comme un joyau discret. Extrait de son Histoire de France et initialement paru en mai 1837 dans la Revue des Deux Mondes, cet ouvrage de 80 pages, s’inscrit dans une collection (L’Historien) dédiée aux voix historiques françaises, aux côtés de figures comme Condorcet, Renan ou Camille Desmoulins. Michelet y dépeint l’Ordre du Temple non comme un simple épisode médiéval, mais comme l’incarnation d’un idéal croisé : une fusion d’ascétisme monastique et de ferveur guerrière, vouée à l’extinction par les intrigues royales et papales. Les Templiers explore l’ascension fulgurante et la chute énigmatique de ces moines-soldats, offrant une perspective sur l’un des épisodes les plus sombres du Moyen Âge. Michelet ne se contente pas de relater les faits ; il interroge les motivations, déconstruit les mythes et met en lumière les dynamiques de pouvoir qui ont conduit à la destruction de l’Ordre. Les Templiers étaient une force puissante et riche, dont l’influence s’étendait bien au-delà des champs de bataille des Croisades. Cette puissance, couplée à une immense richesse, allait malheureusement attiser les convoitises, notamment celles d’un roi en quête de ressources.
L’ascension fulgurante et l’influence des chevaliers du Temple
L’Ordre des Templiers émerge au XIIe siècle comme une émanation de l’abbaye de Cîteaux, réformée par saint Bernard. Ce dernier forge pour les chevaliers une règle rigoureuse : exil perpétuel et guerre sainte jusqu’à la mort. Les templiers doivent engager le combat sans recul – même inférieurs en nombre –, refuser quartier ou rançon, et ne céder ni terre ni fortification. Interdit de repos ou de transfert vers un ordre moins austère, le templier abjure la gloire militaire comme la quiétude claustrale, unissant les rigueurs des deux vocations. Michelet esquisse leur portrait avec précision : Cheveux tondus, poil hérissé, souillé de poussière ; noir de fer, noir de hâle et de soleil. Montés sur des chevaux vifs, mais dépouillés, ces pénitents affluent vers la Terre sainte, où le Christ transmue les impies en martyrs.
L’Ordre du Temple est donc né d’une mission noble : protéger les pèlerins chrétiens en Terre sainte. Rapidement, ces Chevaliers sont devenus une force militaire et économique incontournable du Moyen Âge. Leur engagement dans les Croisades leur a valu respect et privilèges, mais aussi une immense richesse, accumulée grâce à des dons de terres, de biens et de droits seigneuriaux à travers toute l’Europe. Michelet souligne comment leur organisation militaire, leur discipline et leur dévouement religieux en ont fait une puissance redoutable. Leurs commanderies, véritables centres économiques et logistiques, s’étendaient du Portugal à la Pologne, gérant des domaines agricoles, des ateliers et des réseaux commerciaux. Cette expansion remarquable a permis à l’Ordre de jouer un rôle crucial non seulement sur le plan militaire, mais aussi comme banquier auprès des rois et de la noblesse, finançant des guerres et des projets d’envergure. Leur système financier sophistiqué, précurseur des banques modernes, leur conférait un pouvoir et une influence considérables, les rendant indispensables à l’économie médiévale.
La chute orchestrée : procès, accusations et dissolution
Mais l’élévation appelle la chute. La grandeur cède vite à la décadence, orchestrée par les ambitions de Philippe le Bel. Les papes, en multipliant les cardinaux français pour contrer l’Empire, préparent leur exil avignonnais et livrent les élections au roi de France. En 1305, dans une forêt de Saintonge près de Saint-Jean-d’Angély, Philippe rencontre Bertrand de Got, archevêque de Bordeaux. Un pacte secret scelle l’élection : Got jure soumission à Avignon, condamnation de Boniface VIII, et – clause cachée – suppression de l’Ordre. Devenu Clément V, il exécutera les ordres royaux qui imposeront la ruine de quinze mille chevaliers.
Le Temple, qui avait protégé Philippe en 1306 lors d’une émeute populaire, devient sa proie. L’arrestation, survenue le vendredi 13 octobre 1307, frappe comme un coup de tonnerre. Philippe le Bel, endetté et avide, ordonne simultanément la saisie de tous les templiers en France. Le roi s’installe au Temple, confisque trésors et chartes, tandis qu’une lettre royale, lue aux bourgeois par des moines enflammés, dénonce l’ordre comme une chose exécrable de scélératesse. Accusations : reniement du Christ, crachats sur la croix, initiation sodomique, idolâtrie d’une tête barbue ou d’un chat…
Clément V, atterré, suspend les inquisiteurs délégués par le roi, rappelant que seul le Saint-Siège juge les ordres militaires. Philippe réplique vertement, se posant en champion de la foi, et contraint le pape à capituler. Le procès s’ouvre dans la violence : interrogatoires sous la torture – pendaison par les parties génitales, brodequins, feu ardent – arrachent des confessions que les accusés rétractent plus tard. En mars 1310, 546 chevaliers, conduits en barque au palais épiscopal de Paris, défendent l’ordre avec fougue. Ils protestent contre l’iniquité des procédures, révèlent les promesses fallacieuses du roi (liberté contre mensonges) et les misères des prisons : chaînes rivées, rations maigres, suppliques pour du pain et de l’eau. Les juges, émus par ces faces pâles et amaigries, oscillent ; le peuple, indigné, murmure contre les accusateurs. Des conciles provinciaux – Ravenne, Mayence, Salamanque – proclament l’innocence des templiers. Philippe, alarmé, ourdit un contre-procès : en mai 1310, il impose à Sens un concile parallèle, dominé par son favori Marigny. Exécutions exemplaires – brûlements à Senlis – étouffent les rétractations sous la terreur des flammes. La commission pontificale, assiégée, capitule ; le 11 avril 1312, à Vienne, Clément dissout l’ordre par la bulle Vox in excelso. Jacques de Molay, le grand maître, et d’autres chefs périssent au bûcher en mars 1314, clamant leur innocence.
Épilogue
Au-delà de la simple narration historique, Les templiers sont une réflexion profonde sur les mécanismes du pouvoir, la fragilité de la justice et la persistance des mythes. Il déconstruit l’image simpliste de l’Ordre pour révéler la complexité de son rôle et la brutalité de sa fin. La chute des Templiers, loin d’être un simple fait divers médiéval, est présentée comme un moment charnière où les ambitions royales ont écrasé une institution puissante, laissant derrière elle un héritage de mystère et de fascination. À travers ce fragment de l’histoire mouvementée du Moyen Âge, Michelet offre une méditation intemporelle sur la fragilité des idéaux face au cynisme politique ; mais l’idéal, même martyrisé, illumine les ténèbres. Les Templiers, de leur cendre, interrogent toujours : que reste-t-il de la pureté quand le sacré pactise avec le temporel ?
