L’éloge de Condorcet par François Arago

François Arago rend hommage à Condorcet, figure des Lumières. Découvrez comment son éloge de 1841 réhabilite un esprit brillant, mathématicien, philosophe et défenseur des droits humains.

Peu de figures historiques incarnent avec autant de fulgurance les espoirs et les tragédies de la Révolution française que le Marquis de Condorcet (1743-1794). Mathématicien de génie, économiste libéral, philosophe ardent des Lumières, et finalement victime de la Terreur, sa vie fut une démonstration paradoxale de la Raison face à la fureur politique.

Les éditions Manucius nous proposent de revisiter cette trajectoire singulière avec la réédition de l’Éloge de Condorcet de François Arago. Publié en 1841, cet éloge n’est pas une simple hagiographie posthume, il est une œuvre d’histoire et de réhabilitation. Arago, successeur de Condorcet au poste de secrétaire perpétuel de l’Académie, se sentait investi d’une dette de près d’un demi-siècle envers son illustre prédécesseur et pour ce faire, il a choisi produire une biographie minutieuse et très détaillée. L’ouvrage, d’une richesse documentaire remarquable pour l’époque, offre une plongée essentielle non seulement dans la vie de Condorcet, mais aussi dans l’atmosphère intellectuelle bouillonnante du XVIIIe siècle français.

La force de l’entreprise d’Arago réside dans sa méthode et sa source. L’auteur a pu consulter une véritable mine d’archives inédites mises à sa disposition par la fille de Condorcet et son époux. Ces trésors comprennent non seulement de nombreux manuscrits de Condorcet, mais aussi des correspondances capitales : des lettres de Turgot, de Lagrange, de d’Alembert, ainsi que cinquante-deux lettres inédites de Voltaire. Ce luxe de citations et de développements étendus, assumé par Arago, permet de faire parler à sa place les personnages éminents du siècle dernier, arrachant des jugements et des appréciations de grande valeur à l’oubli. C’est une démarche d’historien et de journaliste d’investigation, visant à éclaircir l’immense erreur qui a trop souvent dépeint Condorcet comme un citoyen sans entrailles.

Le savant engagé et l’héritier de d’Alembert 

Né en 1743 dans une famille de hauts dignitaires de l’Église et de la noblesse d’épée, le jeune Jean-Antoine se distingue dès l’âge de 17 ans par sa profondeur de pensée. Arago révèle que le futur philosophe avait déjà élaboré une profession de foi morale, cherchant à démontrer comment notre propre intérêt nous dicte d’être juste et vertueux. La clé de sa réflexion repose sur la sensibilité, ainsi l’auteur d’un acte injuste souffre lui-même, car il a blessé un être sensible. Cette idée fut si puissante qu’elle le conduisit à renoncer entièrement à la chasse et à s’interdire de tuer des insectes, par souci de douceur envers les animaux. Une constance morale qui se retrouve jusqu’à ses dernières heures, dans l’opuscule Avis d’un proscrit à sa fille.

Sur le plan scientifique, Condorcet fut jugé comme mathématicien de premier plan. Son Essai sur le calcul intégral, présenté à l’Académie avant ses 22 ans, fut salué par d’Alembert et Lagrange. L’œuvre marque le début des tentatives sérieuses sur les conditions d’intégrabilité des équations différentielles. Plus tard, son Mémoire de 1772, que Lagrange qualifie d’idées sublimes et fécondes, ouvre un nouveau champ pour le Calcul intégral. C’est à seulement à 26 ans que Condorcet devient membre de l’Académie des sciences.

Arago insiste également sur la relation quasi filiale qui lia Condorcet à d’Alembert, l’un des maîtres d’œuvre de l’Encyclopédie. Cette tutelle fut décisive, non seulement en introduisant le jeune Condorcet dans le cercle des Philosophes, mais aussi en façonnant son rôle d’intellectuel public. En succédant à d’Alembert comme Secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences en 1777, Condorcet hérite d’une charge administrative et médiatique cruciale et, très vite, s’acquitte de sa tâche avec une rigueur et une élégance qui lui attirent l’admiration de ses pairs. Ses Éloges des académiciens décédés, comblant les lacunes laissées par Fontenelle, sont décrits comme écrits avec une connaissance parfaite des matières et un style simple, clair, précis. Voltaire lui-même lui rend un hommage vibrant, écrivant que Condorcet paraissait le maître de ceux dont il parlait, mais un maître doux et modeste.

Penseur audacieux et prophète du progrès

La puissance de Condorcet réside dans la radicalité de ses vues sur l’organisation sociale et politique. Pour Arago, c’est le législateur avisé, l’économiste précurseur et le défenseur infatigable de l’égalité qui marque les esprits. L’auteur détaille avec admiration l’engagement de Condorcet en faveur des droits des minorités et des exclus. Si son action contre l’esclavage, notamment à travers la Société des amis des Noirs est bien connue, son texte Sur l’admission des femmes au droit de cité, publié en 1790, est une anomalie audacieuse pour l’époque. Condorcet y défend l’idée, simple, mais révolutionnaire, que les femmes, n’étant ni des êtres à part, ni des êtres inférieurs, possèdent les mêmes droits naturels que les hommes. De même, Condorcet est présenté comme le père de l’instruction universelle et gratuite, voyant l’éducation comme le seul rempart contre l’asservissement et le meilleur moteur du perfectionnement humain.

L’Éloge atteint son point culminant philosophique lorsqu’il aborde l’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain. Rédigé alors que Condorcet était proscrit, caché chez Madame Vernet, il est l’ultime profession de foi du philosophe, rédigée sous l’ombre de la guillotine.

La Révolution et l’héritage républicain

La dernière partie de l’Éloge verse dans le récit dramatique et sert de mise en garde politique. Membre actif des assemblées législatives et de la Convention, Condorcet, d’abord partisan d’une monarchie constitutionnelle, bascule vers l’idée républicaine après la fuite du roi. Cette transition politique est à l’origine d’une malheureuse rupture avec ses amis, tels que La Rochefoucauld. L’homme politique Condorcet était avant tout un homme de principes. Face aux factions, il n’a cessé de lancer cet appel de sagesse : Occupez-vous un peu moins de vous-mêmes, et un peu plus de la chose publique. C’est cette intégrité, cette adhésion aux principes seuls, qui, en temps de troubles, lui valurent d’être accusé de faiblesse et, par le corps électoral jacobin, de se voir retirer son mandat. Son opposition ferme à la Constitution de l’An II, dénonçant la destruction de la représentation nationale et l’absence de liberté de discussion, le conduisit à être mis hors-la-loi. Sa retraite chez Madame Vernet, durant laquelle, nous l’avons vu, il rédigea son œuvre la plus célèbre, puis sa mort tragique, en 1794, dans des circonstances floues, probablement empoisonné, scellent la légende du philosophe.

Conclusion

En refermant l’Éloge, le lecteur ressort avec le sentiment que l’objectif d’Arago est atteint. Bien plus qu’un simple exercice académique ; c’est un vibrant témoignage de la grandeur intellectuelle et morale d’une figure majeure des Lumières. Loin des caricatures d’homme froid ou de politicien inconstant, il dresse le portrait d’un homme qui honora les sciences par ses travaux, la France par ses hautes qualités, l’humanité par ses vertus. Au-delà de l’hommage, c’est également une étude de cas sur la difficile coexistence entre l’idéalisme philosophique et la brutalité du réel politique. Arago nous offre un portrait de l’homme des Lumières à son zénith – le savant, l’économiste, le féministe précurseur – et dans sa chute. Il pose la question fondamentale : comment maintenir la foi dans le progrès et la perfectibilité quand la Raison elle-même semble impuissante face à la violence du pouvoir ? La réponse de Condorcet, rédigée dans sa cachette, est un optimisme forcené, que la postérité se doit d’interroger.

N. B. – Pour en savoir plus, on pourra également consulter dans notre catalogue De l’influence de la révolution d’Amérique sur l’Europe de Condorcet.


 

Manucius
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