« Cinéma, Cinéma, Cinéma » : l’héritage visionnaire d’Élie Faure sur le Septième Art

"Cinéma, Cinéma, Cinéma". Quand Élie Faure annonçait l'ère du Cinéma.

L’œuvre d’Élie Faure (1873-1937), historien d’art dont la renommée repose principalement sur sa monumentale Histoire de l’art (1909-1927), recèle un trésor souvent méconnu du grand public, mais essentiel pour l’histoire des idées : ses écrits visionnaires sur le Septième Art. Le recueil Cinéma, Cinéma, Cinéma, qui rassemble l’intégralité de ses essais majeurs, dont le texte fondateur De la cinéplastique paru en 1920, n’est pas une simple curiosité historique, mais un véritable manifeste sur une forme d’expression naissante et encore largement méprisée par l’élite intellectuelle. Faure n’y fait pas que commenter l’art nouveau, il prophétise la forme artistique emblématique de la civilisation machiniste et collective du XXe siècle.

Ce livre est indispensable pour quiconque s’intéresse à la philosophie de l’art, à l’histoire du cinéma ou à l’évolution des formes culturelles en réponse aux mutations sociales.

L’analyse polémique du déclin

L’entrée en matière d’Élie Faure est fracassante et polémique. L’historien constate une décomposition des formes artistiques traditionnelles, en particulier le théâtre. Il tient ce dernier pour un art en déclin, miné par l’individualisme de l’acteur vedette et incapable de mobiliser une véritable émotion collective. Le théâtre est l’art d’une société bourgeoise moribonde. Il n’est plus l’art noble et collectif qui fut celui des tragiques grecs ou des pièces de Molière et Shakespeare. Face à cette déliquescence, Faure saisit la machine comme l’outil et le modèle de la nouvelle ère, une époque désormais fondamentalement collective. Il affirme que le cinéma, par sa proximité native avec la machine et le caractère essentiellement massif de sa diffusion, est destiné à être l’art emblématique de la nouvelle civilisation. Le cinéma n’est pas un gadget, mais l’héritier légitime du grand spectacle populaire, capable de restaurer le sens du sacré et de l’unanimité.

Le manifeste de la Cinéplastique

L’essai fondamental du recueil, De la cinéplastique (1920), pose la thèse centrale et la plus radicale de Faure. Il insiste sur le fait que le cinéma ne doit en aucun cas être une simple succursale du théâtre filmé. Il doit au contraire affirmer son essence propre, qui est purement visuelle et dynamique. L’œuvre cinématographique est d’abord et avant tout plastique et Faure la baptise a dessein la cinéplastique. Le cinéma muet qu’il célèbre se distingue par son silence absolu, qui est une libération par rapport au verbe et à l’intrigue psychologique. L’œuvre cinématographique est, comme l’architecture ou la peinture, fixée une fois pour toutes, non sujette aux variations sentimentales de l’acteur ou aux impulsions du soir. Pour l’historien d’art, le cinéma muet qu’il célèbre est une architecture en mouvement, un système d’harmonies visuelles organisé par le rythme, le montage et le jeu des valeurs, s’échelonnant du blanc au noir. Il est une libération par rapport au verbe et à l’intrigue psychologique, et se rapproche plus, dans son essence, de la peinture et de l’architecture que de la littérature. Faure convoque la puissance du clair-obscur de Rembrandt et le sens de l’espace de Vélasquez pour illustrer le pouvoir de suggestion des relations de tons et de lumière sur l’écran.

L’innovation majeure réside dans la capacité inédite du cinéma à créer des symphonies visuelles par le mouvement rythmé. Faure est particulièrement fasciné par le pouvoir de révélation du film, notamment par l’usage du ralenti (slow motion), qui révèle la sublime beauté des formes en action – transformant la réalité en une succession de statues en action.

La langue universelle

Le cinéma, selon Faure, est destiné à devenir la langue universelle des hommes. Par son caractère visuel et spectaculaire universel, il est le seul art capable de dispenser à tous l’éducation des facultés visuelles jusqu’alors réservée à quelques-uns par les grands peintres et sculpteurs. Il est catholique au sens humain originel du terme. L’ouvrage démontre une lucidité critique étonnante en célébrant le plus grand cinémime, Charlie Chaplin («Charlot»), qu’il place à la même distance du médiocre que Shakespeare d’un Rostand. L’admirable Charlot, qui n’ouvre jamais la bouche, incarne l’artiste nouveau que l’art nouveau suppose. Il est également remarquable de noter qu’il a su détecter et célébrer le génie du jeune Jean Vigo, l’auteur de L’Atalante, qualifié de cinéaste né.

Cinéma, Cinéma, Cinéma, d’Élie Faure est plus qu’un recueil d’essais ; c’est un vibrant plaidoyer pour la pureté de la forme et une réflexion profonde sur la relation entre l’art, la technique et l’avènement des masses. C’est un texte fondateur qui place l’historien d’art parmi les plus grands penseurs de l’esthétique cinématographique, forçant le lecteur à interroger la nature véritable, visuelle et rythmique, de l’écran magique. Ouvrage précurseur et essentiel, il offre les clés pour comprendre pourquoi le cinéma est, et doit rester, l’orchestre unanime, aux mille instruments associés, de la sensibilité, de l’intelligence et des multitudes en action.


Manucius
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