« De l’origine de la peinture » d’André Félibien, le manifeste fondateur de l’histoire de l’art.

De l’Origine de la Peinture et des plus excellents peintres de l’Antiquité d’André Félibien (1619-1695), publié en 1660, représente un jalon intellectuel dont la résonance est toujours pertinente. Cet ouvrage n’est pas qu’un simple traité d’art ; il est le texte fondateur de l’histoire de l’art en France, un pilier du classicisme et un miroir des ambitions culturelles démesurées du Grand Siècle sous le règne de Louis XIV. Par son approche érudite et sa forme de dialogue philosophique, Félibien a entrepris de légitimer la peinture comme un art libéral et intellectuel, la tirant de son statut d’artisanat pour l’élever au rang des disciplines les plus nobles. Son travail a jeté les bases de la doctrine classique française et a profondément influencé l’Académie Royale de Peinture et de Sculpture, dont il fut le secrétaire. Cet article explore la genèse de cette œuvre capitale, le contexte historique et politique qui l’a vu naître, et son impact durable sur la pensée artistique.

 

Le rôle de Félibien sous Louis XIV et Colbert

André Félibien (1619-1695) n’était pas seulement un historien et théoricien de l’art ; il fut une figure emblématique et un acteur central de la politique culturelle française au XVIIe siècle, une période fastueuse connue sous le nom de Grand Siècle. Sa carrière fut marquée par la protection de personnalités influentes, d’abord Nicolas Fouquet, puis Jean-Baptiste Colbert, le puissant ministre de Louis XIV. C’est sous l’égide de Colbert qu’il occupa des fonctions éminentes, notamment celle de secrétaire de l’Académie Royale de Peinture et de Sculpture. Cette position stratégique lui conféra une influence considérable sur la direction artistique du royaume et la codification des normes esthétiques. Dans une France où la magnificence de Louis XIV était le moteur de toute entreprise artistique, l’art n’était pas une simple distraction, mais un instrument de propagande et de glorification du pouvoir monarchique. La légitimation de la peinture en tant qu’Art Libéral devenait alors une nécessité impérieuse, tant sur le plan politique que culturel. Avant l’intervention de Félibien et l’impulsion colbertiste, la peinture était souvent reléguée au rang d’art mécanique, une activité davantage liée à l’artisanat qu’à l’intellect. Son traité, De l’Origine de la Peinture, est un manifeste visant à rectifier cette perception. Il s’inscrit dans un mouvement plus large de centralisation et de rationalisation des arts, initié par Colbert, qui voyait dans l’Académie Royale un outil essentiel pour diffuser une esthétique unifiée, former des artistes d’exception et, in fine, glorifier le roi. Félibien, par son érudition encyclopédique et sa capacité à articuler une doctrine cohérente, devint le porte-voix de cette ambition grandiose. Son œuvre ne se contente pas de présenter une histoire de la peinture ; elle argumente avec une force intellectuelle remarquable, forgeant ainsi les bases théoriques et pratiques du classicisme français. Ce rôle de théoricien et d’administrateur fit de lui l’un des penseurs les plus influents de son temps, dont les idées continuent de résonner dans l’étude de l’art classique.

De l’Origine de la Peinture : d’une généalogie illustre à la naissance de la doctrine classique

L’originalité de l’ouvrage de Félibien réside non seulement dans son contenu, mais aussi dans sa forme : un dialogue érudit qui permet de mêler avec subtilité philosophie, histoire et critique d’art. Cette approche dialogique, héritée des philosophes de l’Antiquité permet à Félibien de remonter aux sources les plus prestigieuses de l’Antiquité grecque et romaine. Il y évoque des figures mythiques et réelles comme Apelle, considéré comme le plus grand peintre de l’Antiquité, ou Zeuxis, dont la légende raconte qu’il peignait des raisins si réalistes que les oiseaux venaient les picorer. Le cœur de l’ouvrage est une exploration minutieuse des sources antiques. Félibien exhume les témoignages de Pline l’Ancien et d’autres auteurs pour tracer l’histoire de la Peinture depuis ses origines mythiques jusqu’à son apogée hellénistique. En puisant dans ces exemples illustres, Félibien ne se contente pas d’une simple compilation historique ; il construit un argumentaire solide et sophistiqué pour démontrer la noblesse inhérente de la peinture, la rattachant à une tradition intellectuelle, morale et presque divine. Ce faisant, il ancre l’art dans une lignée de pensée qui le distingue radicalement des arts mécaniques. C’est dans ce cadre érudit et persuasif qu’il va poser les fondements de la doctrine classique française, dont la plus célèbre et la plus influente est sans doute la fameuse hiérarchie des genres. Selon cette doctrine, la peinture d’histoire, représentant des scènes tirées de la mythologie, de la Bible ou de l’histoire antique, était considérée comme le genre le plus noble. Elle exigeait de l’artiste une vaste culture, une capacité à exprimer les passions de l’âme humaine et une maîtrise parfaite de la composition, du dessin et de la couleur. Les autres genres, tels que le portrait, le paysage ou la nature morte, bien que reconnus pour leur habileté technique, étaient relégués à des niveaux inférieurs de prestige. Cette hiérarchie, loin d’être une simple classification académique, devint un véritable socle idéologique pour la politique culturelle colbertiste et un guide impératif pour les artistes formés et œuvrant au sein de l’Académie Royale de Peinture et de Sculpture. Elle a profondément influencé la production artistique du Grand Siècle et bien au-delà, dictant les sujets dignes d’être peints, les formats privilégiés et les critères d’excellence. La lecture de De l’Origine de la Peinture est donc essentielle pour comprendre non seulement l’esthétique du Grand Siècle, mais aussi les débats fondateurs qui ont structuré la pensée artistique française et européenne durant des siècles.

Relire Félibien aujourd’hui, c’est non seulement comprendre les racines de notre propre rapport à l’art, mais aussi reconnaître l’immense contribution d’un esprit brillant à l’édification du patrimoine culturel français et européen. C’est une invitation à apprécier la richesse de la pensée du XVIIe siècle et sa pertinence intemporelle.

 


Manucius
Manucius