« Albert Camus. L’exil absolu » par Jean-Jacques Gonzales

Découvrez l'essai novateur de Jean-Jacques Gonzales, 'Albert Camus. L'exil absolu', qui révèle la profondeur de la « position algérienne » de Camus, loin des interprétations convenues.

Dans Albert Camus. L’exil absolu, Jean-Jacques Gonzales relit l’ensemble de l’œuvre camusienne à la lumière d’un thème unique : celui de l’exil. Mais il ne s’agit ni d’un exil géographique ni d’une marginalité morale. Cet “exil absolu”, au cœur du style et de la pensée de Camus, est la marque d’une naissance sans origine, d’une fidélité à une terre muette.

L’exil comme condition de naissance

Dès les premières pages, l’auteur situe son étude sous le signe d’une tension : la fidélité à l’origine et l’élan vers l’à-venir. Chez Camus, la nostalgie du commencement ne relève pas d’un retour rêvé vers la patrie perdue, mais d’une quête obstinée de sens dans un monde sans fondement. Cette «remontée vers l’origine», écrit Jean-Jacques Gonzales, est une anabase, une marche paradoxale vers ce qui manque. Pour éclairer cette démarche, il rapproche Camus de Melville. Comme le capitaine Achab, l’écrivain avance, claudicant, déséquilibré, cherchant une origine introuvable. La jambe d’ivoire d’Achab devient alors la métaphore du style camusien : une marche boiteuse, rythmée par la perte et la persévérance. Dans ce déséquilibre se loge la vérité de l’art : une manière de se tenir debout dans un monde sans certitude.

L’étranger chez lui

Cette expérience de la dissonance se joue d’abord dans le rapport de Camus à l’Algérie. Né à Mondovi en 1913, orphelin de père, fils d’une mère illettrée, Camus grandit dans un territoire qui n’est pas tout à fait le sien. La colonie française, écrit Gonzales, engendre une situation unique : celle de «l’exil chez soi». Le jeune Camus apprend à l’école que sa patrie est la France des forêts et des rivières, tandis que le monde qu’il habite est celui du soleil, du vent et de la pierre. Entre ces deux géographies, un vide s’ouvre — un vide que l’écriture viendra combler. C’est ce «défaut d’origine» qui donnera naissance au Premier Homme, œuvre ultime et inachevée, où l’écrivain entreprend de s’inventer une filiation. Confronté à l’absence d’archives, il fait de l’imaginaire un acte de naissance. L’écriture devient la seule manière de naître, de devenir «l’artisan de sa propre origine». Dans cette perspective, l’Algérie n’est pas seulement un décor, mais la matrice d’une expérience ontologique : une terre réelle et mythique où l’homme apprend à exister sans appartenance.

L’enseignement de Jean Grenier

Jean-Jacques Gonzales rappelle que cette découverte prend sa source dans la rencontre décisive avec Jean Grenier, philosophe et auteur des Îles, lu par Camus à vingt ans. Grenier apprend à son élève que le monde sensible, aussi éclatant soit-il, n’est pas tout : il se double d’un envers, d’une autre réalité qu’il faut aimer «désespérément». Camus trouve là la formule de toute son œuvre : non pas l’envers ou l’endroit, mais l’envers et l’endroit. L’art naît de cette conjonction, de cette fidélité au paradoxe. Ce que l’auteur nomme «position algérienne» rejoint cette tension. Camus refuse les systèmes, les dogmes et les appartenances figées : il demeure entre-deux, fidèle à un «et» plutôt qu’à un «ou». Ce doute, écrit Gonzales, sera sa liberté. De là vient la grandeur d’un écrivain qui refuse le confort des camps pour affirmer une fraternité tragique avec les hommes.

Le pays sans nom

À travers Noces, L’Étranger, La Peste, L’Exil et le Royaume ou Le Premier Homme, Gonzales retrace une trajectoire cohérente : celle d’un homme qui, né sans héritage, n’a cessé de chercher un lieu d’ancrage dans le monde. Les paysages méditerranéens – Tipasa, Oran, Djémila – deviennent des révélations. Le soleil et la mer, la lumière et la poussière, expriment la double-face de la condition humaine : plénitude et solitude. Le monde offre tout, mais l’homme ne peut rien saisir sans le perdre. L’art camusien consiste à transformer cette privation en beauté, ce silence en parole.

Dans ses dernières pages, Gonzales éclaire la fidélité obstinée de Camus à cette tension première. Fidélité à ses maîtres, à Grenier, mais aussi fidélité à la contradiction, à ce «maintien de l’absurde» qui empêche tout apaisement. Camus n’a jamais voulu trancher entre philosophie et littérature, raison et sensibilité, histoire et géographie. Il a fait de cet entre-deux son pays véritable.

Un essai de clarté et de rigueur

Avec Albert Camus. L’exil absolu, Jean-Jacques Gonzales offre bien plus qu’un commentaire érudit : une cartographie intérieure de l’écrivain. Sa prose précise, sans jargon, restitue la profondeur d’une pensée en mouvement. En lisant Camus comme un «fils sans père» en quête de territoire, il redonne à son œuvre sa dimension existentielle, charnelle et métaphysique.

Ce livre, dense et lumineux, montre que l’exil, loin d’être une malédiction, fut chez Camus la condition même de la création. Et que de ce déséquilibre — cette claudication vers l’origine — est née une œuvre qui ne cesse de parler à notre propre déracinement.

N. B – Jean-Jacques Gonzales est né à Oran en 1950. Professeur de philosophie, écrivain, photographe, il est notamment l’auteur de : Oran, récit, Paris, Séguier, 1998 ; Albert Camus, L’exil absolu, Paris, Manucius, 2007 ; Ébauche de Mallarmé, Paris, Manucius, 2013 ; et à l’Atelier contemporain (Strasbourg) La fiction d’un éblouissant rail continu (Journal photographique), 2020 ; Conversation tardive, 2022 ; Insistance (L’empreinte de l’argentique), à paraître, 2026.


 

Manucius
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